"Le cancer du sein touche les femmes à une période où elles sont très actives"
Après l'émotion, les critiques. En révélant avoir maintenu ses fonctions de ministre tout en suivant une chimiothérapie, Dominique Bertinotti suscite aujourd'hui de vives réactions sur les réseaux sociaux et dans la presse. La psychosociologue Monique Sevellec revient sur ses propos et nous décrit la réalité de ces femmes qui n'ont le plus souvent pas le choix de s'arrêter de travailler.
En révélant son cancer du sein, Dominique Bertinotti a surpris tout le monde. Premières réactions positives, politiques et médias saluant son courage à rester performante malgré la maladie. Mais, très vite, les réactions admiratives ont laissé place à la colère. Sur les réseaux sociaux notamment, où les femmes elles-mêmes touchées par le cancer du sein se sont senties blessées, dévalorisées, culpabilisées. Pourquoi un tel décalage de perception ? A quoi ressemble le quotidien de ces femmes aux prises avec la maladie ? Ont-elles le choix de s'arrêter de travailler ? Monique Sevellec est psychosociologue et responsable de la Maison des patients de l'Institut Curie à Saint-Cloud. Dans ce lieu de transition entre l'hôpital et le monde extérieur, elle y partage les émotions des patientes et les aide à faciliter leur passage vers "l'après-cancer". Spécialiste de la thématique "travail et cancer", elle explique pourquoi le cas de Dominique Bertinotti est éloigné de sa réalité et de celle des femmes qu'elle côtoie.
Qu'avez-vous pensé de l'annonce de Dominique Bertinotti ? Comment a-t-elle fait pour supporter une chimio tout en maintenant ses responsabilités ?
Monique Sevellec : Peut-être que Madame la ministre a du "bien" supporter ses chimiothérapies. Par ailleurs, tout à chacun ne peut bénéficier du train de vie d'un ministre (aides, chauffeurs, etc.). Mais ce n'est pas la vie de tout le monde.
Justement, quelle est-elle, cette réalité ? Qui sont les femmes qui continuent à travailler ?
Selon les études, 25 % seulement des femmes travaillent pendant leur traitement. Certaines parce qu'elles ne peuvent pas faire autrement, en particulier pour des raisons financières. Je pense notamment aux professions libérales, qui n'ont souvent pas d'autre choix.
D'après mon expérience, les femmes qui souhaitent maintenir leur activité peuvent être freinées par leur environnement, tant médical que professionnel. Elles sont alors poussées dehors en quelque sorte. Celles qui maintiennent leur travail ont souvent des postes à responsabilité, avec des positions à tenir.
Concilier travail et chimio n'est donc pas une solution envisageable la plupart du temps ?
Même quand on veut, on n'a pas forcément les capacités pour. Pour les femmes qui ne supportent pas la chimio, c'est impossible de travailler. Certaines d'entre elles réagissent si fort au traitement qu'elles ne peuvent pas bouger, elles sont littéralement au fond de leur lit et, même s'il existe des médicaments pour atténuer les effets secondaires, ça n'est pas suffisant. Elles n'ont pas la force.
Par ailleurs, il faut savoir que le cancer du sein touche les femmes de plus en plus tôt et à une période où elles sont encore très actives : elles travaillent, elles ont des enfants en bas-âge...
Conseillez-vous plutôt aux femmes de dire ou de taire leur cancer ?
Dans la réalité, c'est plus facile de le dire et, selon mon expérience, je pense qu'il est préférable d'en parler autour de soi et sur son lieu de travail. Y compris aux supérieurs hiérarchiques ainsi qu'au médecin du travail. Cela permet d'avoir un aménagement de son travail dans un premier temps puis de faciliter la reprise complète ensuite. Cela favorise aussi la solidarité de l'entourage professionnel. Il ne faut pas perdre de vue que ces femmes ont un grand besoin de protection. Le cacher engendre beaucoup de souffrance.
Pourquoi, selon vous, la ministre a-t-elle choisi de révéler son cancer après l'avoir caché pendant des mois ?
Elle le dit pour les autres mais cela ne semble pas être entendu comme ça par les femmes touchées par le cancer du sein. Elles ont peur que ce type d'annonce encourage leurs employeurs à encore moins les écouter ou qu'on laisse de côté les femmes qui ne peuvent pas travailler ou y retourner, tout de suite après les traitements. L'impression est plutôt négative et elles ne s'y retrouvent pas. Elles ont le sentiment que la ministre a eu certains avantages, qu'elles n'ont pas ces moyens pour faire face au cancer. Par ailleurs, je me demande pourquoi elle en parle maintenant, au moment le plus difficile à vivre.
C'est-à-dire... Quelles difficultés rencontrent les femmes une fois la chimio terminée ?
Après les traitements, on peut avoir l'impression que c'est fini, mais ce n'est pas le cas. Le cancer n'est pas derrière soi. D'abord, le plus difficile à vivre, c'est la fatigue accumulée pendant la période de traitement. Elle peut durer longtemps, bien après la chimio et parfois devenir chronique. Je dirais que c'est le moment le plus critique à gérer et c'est pourquoi je conseille à ces femmes de prendre le temps de souffler, d'écouter leur corps et de se faire du bien. Ce temps de convalescence qui dure deux à trois mois, est nécessaire et indispensable. Sans quoi, le risque c'est que trop de fatigue soit un frein pour retrouver sa place et que cela se transforme en dépression.
Comment gérer cette fatigue ?
Il ne s'agit pas d'une fatigue habituelle dans le sens où elle ne cesse pas avec le repos. La pratique d'une activité physique peut être bénéfique par exemple. Cela permet de remettre son corps en fonction et de se nettoyer de toutes les toxines accumulées pendant les traitements. Il existe des programmes d'activité physique proposés aux femmes pendant 6 mois à 1 an après les traitements.
Difficile dans ces conditions de retourner travailler... Comment ça se passe ?
Le moment de la chimiothérapie est une période où les femmes ont plus envie de "se terrer" que de retourner travailler. Par ailleurs, lorsque les traitements se terminent, les femmes sont sujettes à des pertes de mémoire et à des troubles de la concentration, guère favorables avec une reprise du travail. Enfin, même si elles peuvent avoir envie de s'investir professionnellement, elles sont face à un bouleversement psychique. Leurs priorités ont changé. Elles réalisent ce qui est important pour elles. J'entends souvent ces femmes me confier : "C'est plus comme avant".
Nos études montrent qu'en moyenne, pour un cancer du sein, les femmes prennent 10 mois d'arrêt de travail. Non seulement, elles s'arrêtent pendant la chimiothérapie, mais aussi nous leur conseillons de ne pas reprendre tout de suite après les traitements. Il est important qu'elles se fassent épauler pour qu'elles puissent se reconstruire.
Quel est le risque à vouloir travailler pendant les traitements ou à y retourner trop tôt ?
Les femmes qui restent dans le milieu professionnel pendant leur chimiothérapie ont beaucoup de craintes car malgré les artifices pour retrouver un visage normal, il est difficile de cacher leur vécu. Par exemple, lorsque les collègues leur disent "tu as bonne mine, tu es en forme", elles se sentent valorisées et rassurées, mais d'un autre côté elles ont le sentiment que leur souffrance et toute la galère qu'elles ont vécue ne sont pas reconnues. Y retourner trop tôt, c'est s'exposer.