Les femmes, dans la ligne de mire de l'industrie du tabac
Alors que le tabagisme féminin progresse et avec lui diverses pathologies, des cancers aux infarctus, la cigarette conserve une image valorisante auprès des femmes. Karine Gallopel-Morvan décrypte pour nous ce paradoxe, fruit d'un siècle de campagnes ciblées.
Les femmes fument de plus en plus : elles étaient 10% de fumeuses dans les années 60, elles sont aujourd'hui 26%. Pendant ce temps-là, la prévalence du tabagisme chez les hommes a diminué de 57% à 32%. Conséquence directe de ce "rattrapage" : la mortalité féminine liée au tabac connait une croissance continue depuis les années 80, alors que celles des hommes diminue. La mortalité par cancer du poumon chez les femmes devrait même dépasser celle par cancer du sein en 2015.
Le tabac a aussi des effets moins évidents, mais néanmoins préoccupants pour la santé des femmes. Ainsi, les pathologies cardiovasculaires se féminisent et font davantage de victimes chez les femmes que chez les hommes, expliquait lors d'un précédent dossier au JournaldesFemmes, le Pr Claire Mounier-Vehier, cardiologue au CHRU de Lille et Présidente de la Fédération Française de Cardiologie. Et le tabac est clairement le responsable numéro 1. "Avant 50 ans, plus d'un infarctus sur deux chez la femme est lié au tabac !". Sans parler du cocktail tabac et pilule : après 35 ans, l'association d'une contraception contenant des oestrogènes de synthèse avec le tabac multiplie par 30 le risque d'infarctus. La BPCO (broncho-pneumopathie chronique obstructive), une maladie grave des poumons, qui touchait plutôt les hommes il y a encore quelques années, se féminise de plus en plus. Aujourd'hui, un patient sur deux est une femme. Toutes sont fumeuses. Autre exemple, les fumeuses sont plus exposées au cancer du sein. Selon une étude* menée en 2014 par l'Inserm, fumer augmente ainsi de 16% le risque de développer un cancer du sein.
Hommes et femmes, pas égaux face au tabac. Le problème, c'est qu'à tabagisme égal, le tabac fait davantage de dégâts chez les femmes. En effet, ces dernières auraient une sensibilité plus forte aux méfaits du tabac, se traduisant par une altération de la fonction respiratoire plus rapide. Elles ont aussi plus de mal à arrêter de fumer.
Certes, le mode de vie des femmes, aujourd'hui calqué sur celui des hommes, a évolué. Les femmes sortent, elles travaillent, et ont ainsi naturellement adopté les comportements des hommes. Elles sont aussi plus stressées et donc fatalement plus enclines à fumer ou à boire. Mais si les femmes fument toujours plus, c'est aussi parce qu'elles sont, depuis des années, la cible de l'industrie du tabac, qui use de stratégies marketing toujours plus fines.
Tout a commencé au début du siècle dernier. Dès les années 20, aux Etats-Unis, puis en France, alors que le tabagisme touche exclusivement les hommes –et qu'il est socialement mal venu de fumer lorsqu'on est une femme-, des figures féminines apparaissent pour la première fois sur des publicités pour des marques de cigarettes. Et pour cause : elles représentent un marché des plus prometteurs. "C'est au début du xxe siècle que le marketing ciblant les femmes a débuté, confirme Karine Gallopel-Morvan, Professeur à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et spécialiste de l'impact du marketing des paquets de cigarettes sur le comportement des fumeurs. Les documents internes et confidentiels de l'industrie du tabac rendus publics pour les besoins de procès intentés par des fumeurs à l'encontre des fabricants de tabac américains le prouvent. On y a trouvé des rapports marketing, des lettres... Bref, une mine d'informations confirmant que les femmes étaient directement visées et que l'objectif était de les faire fumer, tout comme les hommes."
La cigarette pour mincir. Des années 20 aux années 60, des campagnes de publicité ciblant les femmes vont se succéder et progressivement user d'arguments qui leur parlent. Premier d'entre eux, la minceur. En témoigne cette publicité Lucky Strike qui apparait dans les années 30 et où l'on suggère aux femmes de "prendre une cigarette plutôt qu'une sucrerie" pour "garder une silhouette mince". Une autre, montre le profil d'une femme, dont l'ombre peu flatteuse, s'est alourdit d'un double menton. Et ce slogan, apposé : "évitez cette future ombre". En réalité, l'argument est trompeur : la cigarette ne fait pas maigrir, et même à terme, contribue à la prise de poids au niveau du ventre. Mais qu'importe, pour les cigarettiers américains, tous les arguments sont bons. "Ici, l'objectif est le même : il s'agit de normaliser un comportement jusqu'alors tabou pour les femmes.".
Du glamour. Après la minceur, la cigarette devient l'alliée qui doit rendre les femmes plus sexy, plus belles... Les firmes commencent à exploiter l'image des stars de cinéma prenant la pose, la cigarette à la main. Les unes sont payées pour fumer dans les films, quand d'autres prêtent leur image à des campagnes publicitaires. L'objectif est déjà atteint. "Entre 1926 et 1939, alors que les campagnes publicitaires qui visent directement les femmes se multiplient, on assiste à une montée en flèche du tabagisme féminin", constate Karine Gallopel-Morvan.
La cigarette, outil d'émancipation. L'argument déjà avancé dans les années 20 revient lors de la seconde guerre mondiale alors que les femmes remplacent les hommes, partis au front, dans les usines. Pendant leur absence, "on voit apparaître des publicités clamant que, puisque les femmes sont devenues les égales des hommes, elles peuvent fumer tout comme eux". En 1943, Rosie de Riveter, cette icône populaire féministe, symbolisant les ouvrières américaines, prête ainsi son image à une publicité pour les Chesterfield "Women at work". En 1958, une publicité pour les cigarettes Marlboro montre une femme allumant une cigarette sous le regard approbateur d'un homme. "La cigarette devient un vecteur de liberté, alors qu'elle les rend dépendantes". La stratégie est efficace. Elle sera reprise de plus belle dans les années 60-70 avec les mouvements féministes.
Entre 1968 et 1977, le tabagisme féminin progresse fortement. Alors, les stratégies visant les femmes se précisent, s'affinent, et deviennent même plus sophistiquées. Il s'agit désormais de mettre sur le marché des marques spécialement conçues pour les femmes. On décortique leurs besoins, comme en témoignent les premières études de marché retrouvées dans les documents internes des grandes firmes. "De nouveau, la problématique de la minceur est omniprésente, observe Karine Gallopel-Morvan. Les femmes voudraient une marque de cigarette qui puisse les aider à contrôler leur poids ou à valoriser leur féminité." Elles sont ainsi attirées par des cigarettes qui vont affiner leurs mains. De nouvelles marques apparaissent : en 1968, l'entreprise Philip Morris commercialise les célèbres Virginia Slims. Plus fines, plus longues, elles répondent à ce besoin de féminité. Et sont lancées avec ce slogan "You're come a long baby", véhiculant ainsi les valeurs de l'émancipation féminine et de liberté, tout en jouant sur la minceur et l'élégance.
Alliée santé. Les firmes comprennent par ailleurs que les femmes sont plus sensibles aux questions de santé que les hommes. Aussi, "l'industrie du tabac n'hésite pas à jouer sur la culpabilité que les femmes pourraient avoir envers les enfants notamment". C'est ainsi que naissent les cigarettes aromatisées et light. Perçues comme moins dangereuses, avec un goût moins âpre et même censées diminuer la mauvaise haleine, elles connaissent un fort succès. Dans un document interne de Philip Morris, on peut lire en 1985 : "Les femmes culpabilisent de fumer eu égard à leur famille. Elles trouvent donc un compromis en fumant des cigarettes light." Des cigarettes qu'elles sont aujourd'hui encore nombreuses à fumer. Un vrai problème de santé publique, selon le Dr Frédéric Guillou car "elles sont en réalité plus toxiques que les cigarettes classiques". En effet, si cette toxicité n'apparaît pas dans les tests réalisés par l'industrie du tabac, elle ne fait aucun doute dans les conditions réelles, explique encore le pneumologue.
Quand le paquet de cigarette devient un accessoire de mode. "L'autre enseignement de ces études de marché c'est que les femmes ont envie d'avoir un beau paquet de cigarettes. Et cela, l'industrie du tabac va l'exploiter, encore aujourd'hui, pour proposer des packagings séduisants", poursuit Karine Gallopel-Morvan. Rouges, violets, fleuris, affinés, rappelant un corset ou un étui de rouge à lèvres... Plus un paquet est glamour, travaillé, subtile, mieux c'est.
Avec la loi Evin, au début des années 90, la publicité pour le tabac est bannie. Alors l'industrie trouve d'autres stratégies : sponsoring d'événements, de concerts, etc. "En 2012 à Milan, on a vu défiler des mannequins pour Armani, la cigarette à la main. Combien d'actrices fument dans les films ? Combien d'icônes du cinéma apparaissent avec une cigarette à la main sur de belles photos dans les magazines féminins ? La cigarette reste associée au glamour. Regardez la publicité pour un rouge à lèvres Dior, avec Jennifer Lawrence. Elle joue sur l'ambiguïté : la jeune actrice pose un rouge à lèvres à la main, comme si elle fumait..."
Une campagne de santé publique ciblant les femmes ? Au terme d'un siècle de stratégies publicitaires, la cigarette a conservé une image positive et assumée par les femmes. "Le problème, c'est que tout cela conforte les femmes et diminue leur velléité d'arrêter de fumer. Il existe ainsi une dissonance complète, entre ces signaux positifs et la réalité qui est que le tabac tue une personne sur deux." D'autant plus que les messages préventifs demeurent très partiels. Quelles femmes connaissent la BPCO ? Savent-elle que le tabac est responsable d'infarctus et d'AVC, y compris chez les jeunes fumeuses ? Pourquoi les femmes continuent à fumer tout en prenant la pilule ? "Les médecins ne sont pas suffisamment impliqués", déplore encore la spécialiste. Quant aux autorités de santé, se donnent-elles les moyens d'agir vraiment ? Après les photos chocs montrant les ravages du tabac sur les paquets depuis 2011, l'arrivée du paquet de cigarettes neutre prévue pour 2016 dans le cadre de la loi Santé devrait contribuer à casser cette image glamour des cigarettes. Mais on ne peut que regretter l'absence de mesures concrètes pour aider les femmes à arrêter. Et de campagnes d'informations ciblées pour sensibiliser aux méfaits de la cigarette sur la santé des femmes.
* L.Dossus et coll. Active and passive cigarette smoking and breast cancer risk, Results from EPIC cohort, Int J Cancer, 15 avril 2014.