"Les pompiers en parlent encore" : Delphine est la seule rescapée d'un accident de voiture
"On se croyait immortels."
"J'ai besoin de répéter que l'insouciance de la jeunesse peut tuer ou laisser handicapé", martèle Delphine, qui témoigne inlassablement dans les écoles et lycées, les entreprises, partout où on veut bien l'entendre parler de son handicap et de son chagrin éternel. L'entreprise qu'elle a montée pour le faire s'appelle BMG, initiales des prénoms des trois passagers de la voiture qui s'est enroulée autour d'un pylône électrique le 17 avril 1999 sur une route de l'Orne : "Bernard était mon petit copain, Guillaume notre grand copain", souffle l'unique survivante.
"C'est arrivé après une soirée à discuter sur une place de village, sans drogue ni alcool, à cause de la vitesse, à 180 kilomètres/heure. A cet âge, on se croit immortels…" Un accident dont les pompiers de la région, bien que rôdés, parlent encore : "Le choc a été si violent qu'ils n'ont pas pu distinguer qui, de Bernard ou Guillaume, tous deux assis à l'avant ceinture attachée, conduisait la voiture... Sans doute Bernard. Je n'ai eu la vie sauve que parce que j'ai été éjectée à quinze mètres. Mais statistiquement, la ceinture sauve plus de vies qu'elle n'en supprime !", martèle toujours Delphine. Le routier, premier témoin de l'accident qui a donné l'alerte, est resté lui aussi traumatisé. Au point de changer de métier et de faire une dépression.
Delphine, entièrement brisée, passe un mois dans le coma entre la vie et la mort. Quand elle émerge, le corps entièrement à reconstruire, notamment sa mâchoire arrachée, c'est sans souvenir aucun de l'accident, sans souvenir non plus de sa vie d'avant. Elle réapprend à boire, manger, puis à s'asseoir, tenue à l'abri du passé dont elle a tout oublié et dont tous ses proches la protègent. Mais un jour, elle les interroge : "Et Bernard et Guillaume, ils ne viennent pas me voir ?"
Quand ses parents lui apprennent l'accident, le décès de son petit ami et de son ami, la douleur psychologique s'ajoute aux douleurs physiques de la jeune fille : "On avait la vie devant nous. J'allais passer le bac français deux mois plus tard. J'étais amoureuse de Bernard. Apprendre qu'ils étaient morts m'a culpabilisée pour toujours. Pourquoi avais-je survécu ? Je n'avais même pas assisté à leur enterrement…" Le père de Delphine, lui, s'est rendu à ceux de Bernard et de Guillaume, tandis que sa mère restait à son chevet : "Mon père a vu des parents dévastés. Mes parents ont toujours considéré que leur peine était commune. Ils n'ont jamais voulu entrer dans un combat judiciaire. Bernard et Guillaume étaient à leurs yeux co-victimes, pas coupables", raconte Delphine.
Aujourd'hui, elle accompagne parfois la mère de Bernard au cimetière : "Nos vies à tous trois sont scellées. Bernard et Guillaume sont mes anges. Je leur dis bonne nuit tous les soirs", sourit-elle, convaincue qu'il y a quelque chose "après" tant leur présence spirituelle l'a aidée à s'accrocher à la vie. A la culpabilité d'avoir survécu s'ajoute pour Delphine celle de priver ses trois frères et sœurs, 22, 7 et 4 ans, de ses parents. Ils se sont relayés à son chevet, ont tremblé pour elle, accompagné ses multiples opérations, onze en tout. Delphine reste deux ans et demi en centre de rééducation. Elle en sort avec une paralysie du côté gauche, une incontinence urinaire, un strabisme difficile à corriger et une difficulté d'élocution, à vie : "Ces différences ont suffit à rendre le retour à ma vie sociale compliquée. J'ai trouvé un poste dans un standard, mais je me faisais traiter de débile." En 2003, Delphine a réappris à conduire avec une voiture adaptée.
"Pendant des années, j'ai cru ne pas refaire ma vie mais j'ai rencontré mon futur mari en 2005, par l'intermédiaire d'un patient du centre de rééducation. On s'est mariés en 2010. Ma grossesse en 2011 a été un choc : "Comment je vais faire ?" D'autant que la séparation avec son mari a lieu un an et demi après. "Pour ma fille, je n'avais pas le droit de baisser les bras. J'ai réussi à devenir autonome à 100%, au sens où je réussis à accomplir toutes les tâches du quotidien, même si c'est avec des astuces et énormément de douleurs et de fatigue. J'aurai mal à vie", soupire Delphine.
Sa fille Liloo a été son soutien permanent : "Maintenant qu'elle a 23 ans, elle est aussi ma meilleure amie. Elle veut devenir pompier professionnel !" Toujours aussi proches de ses parents qui l'ont fait "naître une deuxième fois", Delphine sillonne la France pour aller dire les mots qui peuvent éviter aux autres ce qu'elle a enduré, et endure encore, vaillamment : "Il m'a fallu des années pour me reconstruire, physiquement et psychologiquement et lancer de grands chantiers. Celui de ma maison et la création de BMG pour témoigner. Malgré les séquelles et la souffrance physique, je n'ai pas le droit de me plaindre. Mes anges sont là pour me le rappeler, et j'espère que de là où ils sont, ils sont fiers."