A l'Institut Curie, "l'intelligence artificielle aide à prédire l'évolution d'un cancer"
L'intelligence artificielle est utilisée en cancérologie. Quel est son rôle dans la prédiction de l'évolution des cancers ? Comment aide-t-elle concrètement les médecins au quotidien ? Est-elle utilisée pour tous les cancers ? Irène Buvat, directrice du laboratoire d'Imagerie Translationnelle en Oncologie (Inserm) à l'Institut Curie a répondu à nos questions.
Et s'il existait un moyen de mieux décrypter chaque cancer pour optimiser leur traitement selon chaque cas ? C'est le pari de l'intelligence artificielle. Elle permet d'aider les médecins à analyser les tumeurs cancéreuses d'un patient et à trouver le traitement le plus adapté pour lui. Comment concrètement ? Est-elle efficace pour tous les types de cancers ? Peut-elle remplacer les médecins ? Réponses avec Irène Buvat, directrice du laboratoire d'Imagerie Translationnelle en Oncologie (Inserm) à l'Institut Curie répond à nos questions.
Le Journal des Femmes : Qu'est-ce que l'intelligence artificielle et depuis quand est-elle utilisée en cancérologie ?
Irène Buvat, directrice du laboratoire d'Imagerie Translationnelle en Oncologie (Inserm) à l'Institut Curie : Ce que l'on appelle intelligence artificielle (IA) est l'ensemble de méthodes, qui se présente sous la forme d'algorithmes, qui permettent d'analyser des données complexes à partir de l'observation d'un grand nombre de ces données. Ces méthodes sont utilisées dans tous les domaines, comme par exemple dans la sphère automobile dans le cadre du développement des voitures autonomes. Dans le domaine de la santé, l'IA a énormément d'applications dans tous les champs de la médecine comme la cardiologie, la neurologie… Elle est aussi extrêmement étudiée en cancérologie. Elle permet de développer ce que l'on appelle une médecine personnalisée, c'est-à-dire une médecine où l'on essaye d'intégrer au mieux toutes les spécificités de la maladie observées chez chaque patient pour trouver le traitement idéal pour son cancer.
Le Journal des Femmes : Quel est son intérêt en cancérologie ?
Irène Buvat : Lorsqu'un patient est atteint d'un cancer, il va bénéficier d'un grand nombre d'examens comme des prises de sang, des examens d'imagerie de type IRM ou scanner, une biopsie, dans le but de recueillir le maximum d'informations de diverses natures sur sa tumeur. Les antécédents du patient doivent également s'ajouter au dossier. Cela conduit à énormément d'informations à synthétiser, à trier et à recouper. C'est là qu'intervient l'intelligence artificielle et ses algorithmes, elle vient à notre secours à deux titres. D'une part, les algorithmes peuvent nous aider à analyser au mieux chaque type de données. Elle aide à déchiffrer l'information biologique reflétée par chacun des examens réalisés. Par exemple, les images médicales reflètent beaucoup d'informations concernant la tumeur et son environnement et les algorithmes d'IA nous permettent d'extraire des informations subtiles à partir des images. D'autre part, les algorithmes d'IA permettent de faire la synthèse d'un grand volume de données collectées et de déterminer la meilleure prise en charge du patient en aidant le médecin à choisir le meilleur traitement compte tenu de toutes les informations disponibles.
Le Journal des Femmes : Concrètement, comment vous aide-t-elle dans votre pratique quotidienne ?
Irène Buvat : De façon très concrète, nous travaillons sur des ordinateurs performants sur lesquels sont analysées des données. Ces données regroupent les examens médicaux des patients atteints d'un cancer, c'est-à-dire des images (scanners, IRM, TEP scans…) mais aussi des données cliniques, génomiques, des biopsies, etc. Toutes ces données sont obtenues avec l'accord signé du patient, et sont numérisées. Nous essayons de créer des modèles mathématiques complexes à partir de l'observation de toutes ces données, pour, en quelque sorte, faire parler les données. Ces modèles mathématiques, appelés algorithmes, agissent comme un microscope des données et permettent de mettre en lumière des informations subtiles que l'on n'aurait peut-être pas vues sans l'IA.
Le Journal des Femmes : Comment peut-elle aider à prédire l'évolution d'un cancer ?
Irène Buvat : Nous essayons de créer des modèles mathématiques qui exploitent les données récoltées chez de nombreux patients atteints d'un cancer pour classer, établir un pronostic, ou faire une prédiction pour chaque nouveau patient à partir de ses propres données. Par exemple, quand un algorithme a déjà "vu" des milliers d'images pour lesquels l'évolution du patient était connu, il va être capable de détecter plus facilement des anomalies dans les nouvelles images qui lui sont présentées (IRM, scanner, PET scans…) et exploiter les caractéristiques spécifiques des images pour prédire si le patient va être sensible à tel traitement ou résister à tel autre. Ces modèles vont ainsi permettre de donner une prédiction concernant l'évolution du cancer du patient et de son pronostic. Ainsi, on évitera de mettre en place un traitement si on sait que le patient a de grandes chances de ne pas y répondre positivement. A l'inverse, si le pronostic est mauvais, alors un traitement plus agressif sera proposé pour tenter d'enrayer la maladie qui progresse rapidement.
Le Journal des Femmes : Pour tous les cancers ?
Irène Buvat : L'intelligence artificielle peut être utilisée pour tous les cancers. La difficulté que nous pouvons avoir est liée à la récolte des données.
Les méthodes d'intelligence artificielle sont vraiment puissantes lorsque l'on a beaucoup de données.
Ces méthodes d'intelligence artificielle sont vraiment puissantes lorsque l'on a beaucoup de données car c'est à partir de ces données que l'algorithme apprend des règles et des relations, qui permettent ensuite de classer, pronostiquer, ou prédire. Pour les cancers rares, la collecte de ces nombreuses données est évidemment plus compliquée car il y a moins de patients qui se présentent avec ces cancers.
Le Journal des Femmes : Même ceux ayant des métastases ?
Irène Buvat : Oui, tout à fait, les algorithmes d'IA sont même particulièrement attractifs dans ce cas pour une raison simple. Un patient qui présente des métastases a plusieurs foyers tumoraux localisés à des endroits différents dans l'organisme. Or, il est impossible de biopsier tous les foyers car la biopsie est un geste invasif et certaines localisations ne sont pas accessibles sans danger pour le patient. L'imagerie permet de visualiser les tumeurs dans le corps entier, et de caractériser chacune d'elle de manière totalement non-invasive. Les images acquises peuvent être analysées avec les algorithmes d'intelligence artificielle pour détecter tous les foyers tumoraux, ce qui va permettre de calculer le volume tumoral total, qui est souvent un facteur pronostic important. Puis, on analyse les caractéristiques de chaque foyer tumoral ainsi que la façon dont les tumeurs sont distribuées dans l'organisme (atteinte des ganglions, localisation des métastases…) pour déterminer si on arrive à mettre en évidence le fait que certaines caractéristiques ou distributions de tumeurs vont évoluer de façon plus rapide que d'autres ou vont mieux répondre à tel ou tel traitement. Compte tenu de la grande variabilité de la répartition des métastases chez différents patients, les algorithmes d'IA sont indispensables pour tenter de comprendre le lien entre cette répartition et l'évolution de la maladie ou la réponse au traitement.
Le Journal des Femmes : L'intelligence artificielle peut-elle être utilisée pour tous les patients ?
Irène Buvat : Les algorithmes développés ont pour vocation à être applicables au plus grand nombre de patients. Mais au-delà de bénéficier de ces recherches, tous les patients peuvent directement y participer en donnant leur accord pour que leurs données, après une anonymisation extrêmement rigoureuse, soient utilisées pour construire des modèles d'intelligence artificielle. Le recueil de l'ensemble de ces données est extrêmement contrôlé et est réalisé dans le plus grand respect de la réglementation en vigueur. Ces données sont indispensables pour développer les modèles d'intelligence artificielle, qui reposent précisément sur l'analyse de grands volumes de données. Nous pouvons donc exploiter les données de chaque patient par des algorithmes existants pour optimiser leur prise en charge mais aussi, si le patient est d'accord, les utiliser à des fins de recherches pour élaborer des algorithmes encore plus performants.
Le Journal des Femmes : L'intelligence artificielle peut-elle remplacer un médecin ?
Irène Buvat : Non, du moins pas actuellement. L'intelligence artificielle doit être vue comme une méthode qui va aider le médecin.
L'intelligence artificielle doit être vue comme une méthode qui va aider le médecin.
Dans notre jargon, nous parlons de "médecins augmentés". L'interprétation des données par le médecin reste absolument indispensable. L'intelligence artificielle fournit des éléments supplémentaires aux médecins pour orienter leurs décisions, mais ne se substitue pas aux médecins. Ceux-ci peuvent approuver ou désapprouver les recommandations de l'analyse réalisée par l'intelligence artificielle. En somme, pour le moment, il n'est pas question de remplacer les radiologues, les pathologistes ou les oncologues par des algorithmes, mais plutôt de les aider à prendre les meilleures décisions.
Le Journal des Femmes : Est-elle plus efficace pour certains types de cancers ?
Irène Buvat : L'accès à des données variées et très bien documentées est actuellement une limite aux développements des méthodes d'intelligence artificielle. En effet, les algorithmes étant construits à partir des données disponibles, les cancers dont la prévalence est très élevée comme le cancer du sein ou du poumon, sont plus à même de bénéficier de l'intelligence artificielle. Moins il y a de cas d'un type de cancer, moins il y a de données, plus il est difficile de concevoir des algorithmes performants.
Le Journal des Femmes : Quel est son intérêt dans l'élaboration des traitements des cancers ?
Irène Buvat : L'intelligence artificielle est utile pour optimiser la stratégie de traitement des cancers. En effet, elle peut aider à l'analyse de chaque type de données mesurées chez les patients (les résultats biologiques, les examens d'imagerie médicale, les résultats des biopsies, les antécédents…) et à la mise en correspondance de toutes ces données pour une caractérisation précise de la maladie et de ses spécificités chez chaque patient. Or, c'est à partir de ces spécificités que les médecins vont déterminer quelle stratégie de traitement est la plus adaptée pour chaque patient. C'est le concept de médecine de précision, le "sur-mesure" de la médecine.
Irène Buvat, directrice du laboratoire d'Imagerie Translationnelle en Oncologie (Inserm) à l'Institut Curie.