Ma vie professionnelle est chaotique, disent les adultes doués

C’est par cette phrase quasi rituelle que se présentent les adultes venus en consultation, généralement après un long périple incluant divers essais thérapeutiques. Leurs recherches les ont entraînés sur la piste du don intellectuel et ils y ont vu une amorce prometteuse d’explication.

Note aux lecteurs : en raison d'un problème technique, la publication de cette chronique a été exceptionnellement retardée. Toutes nos excuses pour ce retard et bonne lecture !

Il est toujours délicat de résumer une existence de plusieurs décennies en quelques phrases.  Celle qui paraît le mieux convenir à ces adultes à la recherche d’eux-mêmes est bien ce terme de "chaotique". Il apporterait un semblant de cohésion : dans un chaos, on peut trouver quantité de données, d’événements, de péripéties sans lien entre eux. L’unité serait uniquement fournie par ce terme bien qu’il  donne parfois le vertige à lui seul.

Quand ces adultes en quête commencent à raconter leurs parcours, il apparaît vite caractéristique de certaines personnes douées. Il a emprunté de multiples directions, généralement avec succès, mais il n’a pas été possible de persévérer, chaque fois pour une raison tout à fait acceptable.

Leurs études ont déjà été dispersées : plusieurs voies leur semblaient attrayantes pour se révéler ensuite décevantes, ou bien elles ne débouchaient sur aucune activité professionnelle intéressante, ou même simplement existante, ou encore elles ouvraient la voie dans une autre direction, intéressante à prendre. Ce parcours est généralement entrecoupé de périodes où il fallait bien travailler pour assurer l’ordinaire.

Le piège réside dans cette facilité qui permet aux adultes doués de réussir ces études sans être obligés de travailler d’une manière forcenée, à l’exception de quelques domaines précis, comme la médecine par exemple, où c’est alors justement cette facilité qui leur joue  des tours.

Quand on a la possibilité d’explorer un domaine d’études passionnantes, il serait dommage de l’ignorer : ce domaine peut être littéraire, artistique, scientifique, austère ou aisé d’accès, dans tous les cas il correspond à une facette de ces personnalités trop riches en dons pour se satisfaire d’un seul aspect d’eux-mêmes alors qu’existent  des opportunités si diverses dont on peut profiter.

Bien entendu, certaines personnes douées sont guidées par une passion quasi exclusive  les mobilisant entièrement, ils ne portent alors qu’un regard distrait et poli sur tout ce qui est extérieur à cet intérêt spécifique, généralement  très manifeste depuis l’enfance.

Si  cet attrait passionné est contrarié, toutes les autres voies seront empruntées par défaut, la réussite sera toujours aisée,  mais l’élan sera amoindri, sans perdre pour autant le dynamisme efficace propre aux personnes douées, mais en général on choisit une voie qui correspond à peu près à ses goûts.

Ce n’est pas toujours possible pour ceux qui n’ont pas pu faire d’études pour de multiples raisons dont certaines sont propres aux personnes douées, mais il y a aussi, très souvent,  des contraintes économiques ou sociologiques. Dans ce cas-là, on tient une explication toute trouvée pour le chaos d’une vie qui n’a pu se construire comme il l’aurait fallu. Pour ceux-là, le nombre et la diversité des métiers exercés, le plus souvent avec succès, est proprement étourdissant, même quand il y a eu des périodes de creux dont ils préfèrent ne pas parler.

Pour ceux qui se  sont engagés dans une voie professionnelle  correspondant à peu  près à leurs souhaits la situation se dégrade sournoisement : ce peut être un ennui profond complètement démoralisant à l’idée qu’on évoluera dans ce même cadre pendant des décennies, même en montant dans la hiérarchie.  Cette seule perspective est tellement accablante qu’il faut bien partir.  Pourtant, ces personnes étaient appréciées pour leur travail, leurs capacités d’initiatives, leur sérieux.  Les personnes douées ne sont pas forcément malmenées, mais, évidemment, il peut toujours y avoir des conflits par jalousie ou par peur d’être supplanté par quelqu’un possédant cette aisance particulière, caractéristique des personnes douées.

De plus en plus fréquemment, c’est la "morale", si on peut la nommer ainsi,  en vigueur dans l’entreprise qui n’est pas acceptable pour une personne qui a besoin d’être en accord avec elle-même et ne peut en détruire d’autres pour le seul bénéfice d’une société et de ses actionnaires. C’est une complicité impensable quand on est à la fois rigoureux et empathique. Il leur faut donc partir sans la moindre hésitation. La générosité, l’idéalisme, la droiture  propres aux personnes douées doivent y trouver leur compte.

Certains départs sont incompréhensibles aux yeux des autres : l’ennui est presque normal, on peut très bien s’en accommoder, les licenciements sont peut-être justifiés, le salaire est correct, alors pourquoi ce "caprice" présenté comme impératif ?

En réalité, la personne douée qui se voit contrainte, qui étouffe, qui se sent révulsée, se sent aussi mourir.  Il est vital pour elle de partir, même si elle n’est pas particulièrement harcelée.

On méconnaît les ravages que peut causer un sentiment d’ennui mortel, c’est bien le mot.  Les enfants doués le connaissent bien, toutefois, même si la scolarité leur paraît interminable, ils savent qu’elle a une fin, mais la vie professionnelle est tellement longue qu’elle peut donner une image d’éternité.

Les adultes doués disent : "au début c’était bien, mais j’en ai vite fait le tour, je ne pouvais plus continuer".

Ce serait comme un combat contre un adversaire changeant, fuyant, difficile à cerner. L’évoquer clairement revient à donner des raisons qui paraissent dérisoires, presque futiles, il est inconcevable de trouver mortel un travail que beaucoup estime, au contraire, intéressant.

C’est parce qu’ils veulent rester le plus possible  en accord avec leur idéal que les adultes doués se sentent incapables de rester dans un poste qui les asphyxie. Ce fameux besoin de cohérence leur dicte leur conduite qui semble, aux yeux de la plupart, "chaotique".  Faute d’une explication globale, ils répètent ce qualificatif qui reflète leur désarroi quand ils se rendent compte qu’ils ne peuvent concilier leurs désirs profonds d’accomplissement et la concrétisation qu’on leur en propose.  Ce fossé recouvrirait donc un chaos où ils craignent de se perdre.  Ils tâtonnent dans ce qui devient un labyrinthe, craignant de se cogner durement à des aspérités qu’ils n’auront pas su déceler et qui les abîmeront, peut-être durablement, puisqu’ils finiront par penser qu’ils ne possèdent pas les bonnes clefs pour ouvrir les voies qui leur conviendraient.

Si on leur fournit une grille de lecture d’eux-mêmes et de la façon dont ils ont conduit leur existence, avec leurs exigences propres, leurs qualités spécifiques, qu’on n’identifie pas forcément comme telles, ces adultes perplexes retrouvent une image d’eux-mêmes plus claire et surtout plus homogène.  La cohérence leur est rendue.

Conseils : trouver de soi un portrait précis dans lequel on se reconnaît sans approximation et sans effort. Une lecture de soi sous un angle approprié et juste dissipe les ombres ternissant son image au point de la voir troublée et  loin d’une « norme » idéalisée. Les questions, jusque-là sans réponse, trouvent enfin une explication, elles perdent leur aspect angoissant.