Parler de son addiction à l’alcool : toujours tabou, surtout pour les femmes

Prendre conscience que l'on a un "problème avec l'alcool" est loin d'être évident. Oser en parler et trouver de l'aide, l'est encore moins. Pourtant, il existe des solutions nous explique le Pr Amine Benyamina.

Parler de son addiction à l’alcool : toujours tabou, surtout pour les femmes
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[Mis à jour le 19/02/19] En dépit de la répétition de messages de prévention, force est de constater que la consommation d’alcool ne faiblit pas en France. Le constat est sans appel : 41 000 décès sont dus à la consommation d'alcool en 2015 en France, d'après les résultats du dernier Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) dévoilé le 19 février 2019 par Santé publique France. Toutefois, c'est 8 000 décès de moins qu'en 2009, où l'on avait comptabilisé 49 000 décès attribuables à l'alcool. Néanmoins, l'alcool reste la deuxième cause de mortalité évitable après le tabac. En effet, après avoir analysé les consommations d'alcool de 20 000 Français ainsi que les chiffres de vente d'alcool en France, les auteurs de l'étude ont estimé qu'en 2015, l'alcool a été responsable de 16 000 décès par cancer, 9 900 par maladie cardiovasculaires, 6 800 par maladie digestive et plus de 5 000 par accident ou suicide. Enfin, les auteurs précisent que l'alcool a été à l'origine de 11% des décès chez les hommes, contre 4% chez les femmes.

Bien que la consommation d'alcool apparaît plus masculine (les hommes sont trois fois plus nombreux à boire quotidiennement que les femmes), 23 % des femmes boivent de l'alcool entre une et six fois par semaine. De plus, selon un rapport de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies de 2017, plus d'un tiers (36 %) des membres des Alcooliques anonymes sont des femmes. 

"Changer le regard sur les personnes dépendantes"

En juin 2015, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), dont la mission est de conseiller le gouvernement et les députés pour l’élaboration des lois, avait dressé un bilan des actions à mener afin d'améliorer la prise en charge des addictions en France. En plus de pérenniser les moyens financiers alloués à la lutte contre les drogues et de mieux contrôler les actions de lobbying auprès des parlementaires, le CESE préconisait de "changer le regard sur les personnes dépendantes" et de "lever la stigmatisation qui pèse sur les addictions" afin que les personnes demandent davantage de soutien et "n'aient pas honte d'être addict à une substance."

A cette occasion, nous avions interrogé le Pr Amine Benyamina, psychiatre-addictologue à l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif). Selon lui, il est indispensable de renforcer le soutien aux personnes dépendantes à l’alcool et de mieux les informer quant aux stratégies qui peuvent être mises en place. 

Comment définissez-vous la dépendance alcoolique ?

Pr Benyamina : l'alcoolisme est un comportement pathologique par rapport à l'alcool, se manifestant par une impossibilité de s'abstenir de boire. L'alcool occupe une grande partie du temps et des pensées... A tel point, que sa consommation mène à une perte de liberté.

Quels sont les signes que cela devient pathologique ?

Cela devient pathologique quand le besoin de consommation prend une telle place qu'elle prend le pas sur les autres activités du quotidien, comme travailler, s'occuper des enfants, prendre soin de soi et de son apparence, etc. Le besoin d'alcool prend la forme d'une obsession et devient donc source d'angoisse. En parallèle, les signes physiques apparaissent : lorsqu'une consommation régulière se met en place, elle se manifeste par des sueurs, des tremblements, des insomnies, etc.

Chez les femmes, dans quel contexte survient la maladie alcoolique ?

L'alcoolisme des femmes est plus souvent lié à des difficultés personnelles. Parfois aussi, il peut être lié à des événements traumatiques du passé comme des abus sexuels. La dépression et l'anxiété sont par ailleurs souvent gérées par la consommation d'alcool.

En outre, il existe une inégalité naturelle entre les hommes et les femmes. En effet, leur constitution biologique fait qu'elles développent plus rapidement une dépendance à l'alcool que les hommes, pour une même consommation.

"Lorsqu'on devient dépendant, le regard des autres change..."

Pourquoi est-ce aussi difficile de parler de l'alcool avec son médecin ?

Il y a un énorme problème avec l'alcool en France. L'alcool est un produit de consommation, qui fait partie d'un système de convivialité et d'échange social. A l'inverse, lorsqu'on devient dépendant, le regard des autres change : on est rejeté, on fait peur et on devient paradoxalement un problème social.

Et pour une femme ?

Tout cela est encore plus vrai pour les femmes. Culturellement, une femme qui boit, contrairement aux hommes, est très mal vue… Donc tout cela fait qu'on parle bien plus naturellement de son addiction au tabac que de son addiction à l'alcool. Et d'ailleurs, les médecins eux-mêmes demandent naturellement aux femmes si elles fument, moins si elles boivent...

Et le résultat c'est qu'en France, 1 patient sur 5 n'est pas pris en charge…

Le recours aux soins est très compliqué et problématique effectivement. Peu de personnes osent demander de l'aide et le diagnostic est le plus souvent posé au hasard d'un examen médical. Du côté des médecins de ville aussi il y a des freins : ils ne sont pas préparés à répondre aux demandes des patients.

"Aujourd'hui, on ne demande plus à un patient alcoolique de devenir abstinent."

N'y a-t-il pas une méconnaissance sur les moyens de prise en charge, presque une fatalité. Cette idée que l'on ne peut rien faire pour sortir de la dépendance… ?

Arrêter l'alcool est très difficile et s'engager dans l'abstinence est très dur pour les patients. Mais il y a un manque d'information sur les modes de prise en charge qui ont évolué. Aujourd'hui, on sort de la notion d'abstinence pour aller vers une consommation contrôlée d'alcool, sous condition. Il est prouvé que lorsqu'on diminue sa consommation d'alcool, on réduit les risques de maladies liées à l'alcool. Donc on dit aux patients : vous pouvez continuer à boire, du moment que vous pouvez montrer que la diminution de votre consommation a des effets réels et positifs dans votre quotidien. Il s'agit d'un contrat de soins tacite entre le médecin et le patient. L'autre chose importante à comprendre, c'est que plus on consulte vite, plus on bénéficie d'une prise en charge personnalisée, et plus les chances sont grandes de s'en sortir.

Où demander de l'aide ? A qui s'adresser ?

Les médecins généralistes peuvent apporter cette aide pour réduire petit à petit la consommation d'alcool. C'est finalement très simple à mettre en place, surtout quand on agit tôt. Néanmoins, lorsqu'il existe en plus des troubles psychologiques ou des troubles physiques liés à la consommation d'alcool, il faut se rapprocher de structures spécialisées, afin de bénéficier d'une prise en charge globale, médicamenteuse et psychologique.

  • Conseils, adresses utiles et liste des centres de prise en charge 

L'Association de prévention en Alcoologie et en Addictologie (ANPAA) 
Le service du ministère de la Santé Alcool Info Service / 0 980 980 930 (de 8h à 2h, 7 jours sur 7).

En France sur 5 millions de personnes ayant des problèmes avec l'alcool, 1,5 million sont des femmes. Parmi ces dernières, entre 500 000 et 800 000 souffrent d'une dépendance à l'alcool.